La vie moche
Ou un
atterrissage forcé dans la France administrative pour Dav et bibi
C’est
vendredi matin. Dav a pris un RTT (congé de réduction du temps de travail
mensuel auxquels ont droit les travailleurs légaux
en France) en urgence hier, parce que ma demande d’accès à la sécurité sociale,
et donc à l’assurance maladie, et donc à un suivi de grossesse et à un
accouchement gratuits, nécessite plus de documents que nous le croyions. Il me
faut un titre de séjour, autrement dit : un droit de résider sur le
territoire. Dav a eu le sien dès son mariage à Raphaële il y a quelques années.
Il m’assure donc depuis des semaines que comme je suis enceinte de lui, le
titre me sera accordé sans difficultés, car il n’est plus un simple résident,
mais un citoyen français. (Je n’ai même pas de visa, car les Canadiens n’en ont
pas besoin, et que les douaniers regardent toujours mon passeport du même air
sans intérêt et sans même le tamponner.) Comme activité de jour de congé, et
même comme activité tout court, se rendre à la préfecture, c’est pas la joie,
alors nous tirons des tronches longues comme ça dès le départ de la maison. Après
les photocopies de documents, la première étape, c’est le photomaton. Il nous
bouffe deux euros, mais refuse de fonctionner. Eh bien, vous allez voir qu’on
n’a pas fini de se faire bouffer du fric sans rien recevoir en retour. Donc, à
l’arrivée place de Clichy, détour par un Castorama (ndlr aux Québécois :
une espèce de Rona) pour me faire imprimer la face, que j’ai de plus en plus
longue, sur pellicule. Malgré tout, nous nous rendons à la préfecture
confiants, tous documents exigés en main. Nous avons même la surprise de
trouver là-bas une salle à peu près vide et nous nous réjouissons à l’idée des
heures d’attente imaginées qui seront évitées. On nous fait tout de suite signe
d’approcher le comptoir (alors qu’au mec bronzé qui entre après nous on ordonne
de prendre un ticket, alors qu’il est le seul après nous dans la salle!). Nous
expliquons brièvement notre situation, sortons nos documents, mais woooh, « on
se calme », on nous arrête tout de suite « Vous auriez dû vous informer à votre
consulat » (pouvez-vous me dire ce que mon consulat a à f***** là-dedans? Mon
homme vit en France, y travaille, y a un fils, qu'est-ce que le consulat aurait
pu me dire qui m’aurait convaincue d’accoucher seule chez moi, à des milliers
de km d’ici?) Et puis, ce que ce préposé sourires aux lèvres n’a pas l’air de
comprendre, c’est que chez moi, c’est un peu ici depuis plus d’un an et demi.
Oh! Mais nous ne sommes pas mariés, et inutile de le faire, il faut deux ans de
mariage depuis la loi de novembre 2003. Ce qui fait que… Je n’ai droit à aucun
titre de séjour, on refuse même de nous donner un rendez-vous, pas droit non
plus à la sécurité sociale ou à l’assurance maladie. Que l’enfant que je porte
soit de David, qui paie ses impôts ici depuis huit ans n’y change rien, il
faudra assumer tous les frais de médecin, échographies, accouchement, etc. Bien
sûr, David pourra toujours essayer de se faire rembourser ensuite ces milliers
d’euros que nous devons dès lors amasser. Je croyais déjà devoir en amasser
pour un hypothétique congé de maternité, mais bon! Le mec garde son sourire;
moi, j’ai mes hormones dans le tapis, et je me retiens à deux mains pour 1) ne
pas l’étamper dans le mur et 2) ne pas éclater en sanglots devant lui. Retour
en métro dans le découragement le plus total, du moins pour moi. Dav, lui,
cherche déjà d’autres solutions. Sitôt chez nous, il appelle la
« sécu », leur explique la situation, et on lui apprend que le
gouvernement a une ÂME ou Aide médicale de l'État. Nous devons remplir un
formulaire imprimé de leur site, nous rendre à notre centre local d’assurance
maladie, et de là, ils feront parvenir les papiers au centre spécialisé en la
matière. Bon, nous nous y rendons. Nous attendons un peu, puis une dame nous
dit tous de suite qu’ah non, ils ne peuvent (veulent?) pas faire ça à ce
centre, alors qu’on nous a assuré il y a une heure que c’était possible
(Astérix et les 12 travaux, la maison des fous, on l’a tous vécu hein). Nous
voici donc en route pour le chic quartier de la Goutte d’or (pour ceux qui ne
le savent pas, c’est de l’ironie, le quartier n’est pas des plus chics, et dans
l’état où je me trouve, il ne m’apparaît pas non plus des plus sympas :
craignos comme ils disent). C’est drôle, mais quelque chose me dit que ça va
coincer. Nous découvrons le minuscule centre où sont accueillis tous les
pauvres migrants en difficulté (bon d’accord, certains d’entre eux semblent de
très mauvaise foi, et les préposés sont tous extrêmement polis et patients,
c’est vrai). Au comptoir d’accueil coincé sur la droite d’un local
rectangulaire exigu, un homme m’annonce qu’on va me refuser l’AME : mon
salaire est au moins dix fois trop élevé. C’est
une aide d’urgence. (En fait, il faut être carrément à la rue pour y avoir
droit.) Il faut que je la demande quand même me renseigne-t-il afin d’avoir un
refus, qui me permettra au moins d’être soignée dans les hôpitaux de
l’assistance publique en cas de nécessité : mon accouchement, tiens, par
exemple! Nous nous assoyons donc face à une gentille dame, très surprise de
voir là une Canadienne. Pendant qu’elle prépare les papiers, elle me parle de
toutes les maternités qu’elle connaît : je la remercie de sa grande
amabilité avant de quitter les lieux en fin d’après-midi, tout un tas de
papiers à peu près inutiles en poche. Bon, je comprends qu’il y ait des lois et
que n'importe qui ne puisse pas arriver dans un pays et demander à recevoir des
soins, mais 1) David est français, il paie des impôts ici depuis huit ans et
c'est de son enfant qu'il est question. Le père ne compte-t-il
pour rien?? S’il avait été une femme et moi un homme, nous aurions très bien pu
avoir notre enfant ici sans aucun problème. Ce n’est pas un peu sexiste? 2)
Comme je m'installe ici, je perds mon assurance maladie au Québec; pourtant
ici, on ne m’accorde aucun droit. Alors tous ces impôts que moi je paye, ils ont servi à quoi? Nous
provenons de deux social-démocraties, et c’est comme si nous vivions aux
États-Unis! Bien sûr, je pourrais tranquillement rentrer à Montréal accoucher
sans frais et profiter d’un congé de maternité d’un an à 50 % de mon salaire,
j’ai d’ailleurs envie de rentrer « chez moi » en traversant
l’Atlantique à la nage à l’heure actuelle, mais comment le pourrais-je sans
David? Bref, nous sommes tous les deux scandalisés, nous allons aller voir la
mairie et écrire une lettre de contestation, voilà ce que nous décidons. Ce n’est
pas tout, il est près de 17 h, et je dois maintenant bosser tant que je peux
jusque vers 20 h, heure à laquelle nous devrions goûter à quelques moments de
plaisir, car nous irons profiter du bon-restaurant que Raphaële m’a offert à
mon anniversaire et que nous avions omis d’utiliser avant septembre (je n’avais
pas retenu que le resto était fermé à cette période, et nous nous le réservions
pour la veille mon départ, le 8). Nous sommes enchantés de la perspective
malgré le crachin qui nous tombe sur la tête entre le métro et le resto, où
nous mangeons divinement, entre autres un foie gras au thé chaï parfaitement
épicé, accompagné d'une gelée que j’aurais dite au goût floral de violette.
Magnifique. Pas à dédaigner non plus : ma dorade en sauce à la vanille. Dur
évidemment de laisser de côté les mauvaises nouvelles du jour. Enfin, nous
rentrons en métro en fin de soirée; j'ai mis des chaussures à petit talon que
je ne porte jamais; je me tiens bien à la rampe qui descend dans le métro, mais
je glisse tout de même sur une flaque d'eau, et pendant les quelques secondes
interminables où je me cogne tibias puis hanche sans trop savoir comment pour
me retrouver sur le dos, tout ce qui traverse mon esprit, c’est « MON BÉBÉ ».
Mais c’est bon, rien de cassé, beaucoup plus de peur que de mal (encore des
sanglots étouffés), quelques égratignures et futures courbatures, mais ça ira.
Bon, on rentre? Qu’elle se termine cette p***** de journée. (Aux enfants qui
lisent ce blogue [bonjour Camille], désolée pour les inhabituels gros mots
évoqués…)